vendredi 4 décembre 2009

Nénette & Les Contes d'Effet.

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Cannabis & le poète dyslexique

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___Elle avait les yeux bleus et s’appelait tristement Cannabis. Son père n’avait pour ainsi dire jamais existé, et sa mère la haïssait depuis qu’elle l’avait su grandir sous ses côtes. Elle l’appela Cannabis dans un élan de haine mêlé de frustration. Frustration de ne pas avoir su garder son homme. Haine envers cette môme qui lui rappelait son échec. Lorsqu’elle l’expulsa hors de son ventre, elle refusa de crier. Elle se contenta de fixer la gamine qui braillait, en se jurant qu’elle ne trouverait pas le repos tant que ce bout de chair humaine à la voix de crécelle n’aurait pas vécu l’enfer. Elle s’y appliqua avec tant de hargne et de détermination que son plan fonctionna. Elle retrouva le sourire en maltraitant sa fille, en l’élevant dans la crasse, la nourrissant de vide. Il n’y eu pas d’histoire avant d’éteindre la lumière, pas de petites robes en tartan, pas de tartines au beurre. Elle l’habillait en garçon, lui coupait les cheveux de travers, la privait d’école, d’instruction, d’affection. Et s’en délectait. Jamais elle ne lui adressa un autre mot que ce prénom, Cannabis. Il tombait comme un couperet derrière la nuque de l’enfant, et se muait, jour après jours, en agression à huit lettres. Les années se succédèrent, et la mère perdit son âme en même temps qu’elle perdit la raison. Le matin de ses dix-huit ans, Cannabis s’éveilla sans sourire, elle fourra deux livres dont elle ne savait même pas lire le titre dans une taie d’oreiller travestie en sac, et passa pour la dernière fois le pas de sa porte. La rumeur dit que la mère rendit son dernier souffle ce jour-là.
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Il avait la barbe taillée en V et le regard perçant. Des années qu’il habitait cette terre, des années qu’il dessinait des poèmes dans sa tête sans pouvoir les transcrire. Le vieil homme était dyslexique, et sur le papier sa poésie avait un air de composition bâclée par un mauvais élève. Lorsque, dans de rares tentatives, il essayait de tracer ce qui sonnait si juste en lui, c’était pour finalement voir des lettres s’entremêler, des boucles s’enrouler, s’aplatir, des mots se travestir. Cependant, si le vieux poète n’avait pas l’orthographe facile, sa mémoire était des plus vaillantes. En quatre-vingt cinq années d’existence il apprit par cœur et se répéta tous les jours pas moins de cinq-cent-quarante-sept poèmes, des sonnets, des quatrains, des milliers de rimes qui s’épousaient à la perfection, de mots qui brillaient comme des bijoux. Mais quatre-vingt-cinq années sont bien le poids de toute une existence, et un matin, à son réveil, il fut incapable de réciter la dernière rime de son cinquante-quatrième tercet. Ce matin là fut le matin où le sens qu’il avait donné à sa douce vie de poète se tordit pour se resserrer autour de son coup. La vieil homme se sentit suffoquer, et passa précipitamment le pas de sa porte en priant pour qu’un supplément d’air dans ses poumons lui rende sa rime, et sa sérénité. La rumeur dit qu’une mère rendit son dernier souffle ce jour là.
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C’est ainsi qu’ils se rencontrèrent, dans un instant de détresse dévorante, avec au ventre la peur grandissante de finir seuls, et inutiles. Cannabis croisa le regard perçant du vieux poète, le vieux poète dévisagea Cannabis. Il lut son âme à travers ses deux prunelles bleues, il ressentit son envie de naître à nouveau, de recommencer quelque chose de plus beau. Il la prit sous son aile, et elle aima ce nouveau père loufoque à la barbe en bataille. En une année il lui apprit à lire, en six mois elle parvint à écrire sans trop de fautes. Lentement, ils transcrivirent ensemble les cinq-cent-quarante-sept poèmes, et sur le papier, tracée de cette petite écriture infantile et tremblante, la poésie du vieil homme s’en trouva plus belle, plus précieuse. Ce fut Cannabis qui remplaça la rime manquante du cinquante-quatrième tercet. Ses mots étaient justes et lumineux, et son art se mêla rapidement à celui de son maître. De ces deux âmes d’artistes, on n’aurait su dire laquelle était la plus vieille. Elles fonctionnèrent ensemble, jusqu’à l’issu logique de toute vie. Nul ne sait qui des deux partit le premier. Sont-ils d’ailleurs vraiment partis? Ils vivent encore, sous une rime, derrière un alexandrin. Dans chaque poème, ils vous sourient. Cannabis, et le vieil homme dyslexique.
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